

“ Si je plonge la tête dans le sol, que je creuse la terre en ligne droite jusqu’à traverser le noyau terrestre et que je ressors de l’autre côté, je vois quoi ? ”
Ce travail raconte l’exploration d’une île inconnue, qui a toujours été là, mais jamais décrite. On pourrait nommer cette île la Contre-Terre. À la suite des voyageurs de l’époque moderne partis combler les blancs de la carte, nous voulons ouvrir une recherche par la création sur le pli des territoires qui ont échappé aux récits des Grandes Découvertes. Porté par un géographe qui s’aventure sur le terrain artistique et un plasticien attaché à la rencontre entre les mondes naturels et numériques, l’exploration de la Contre-Terre vise à donner corps à de nouveaux récits géographiques. La porosité entre l’observation de la réalité et sa représentation est au cœur de la démarche initiée ici. Pour cette raison, il est apparu évident d’articuler les démarches de la géographie, plutôt considérées comme objectives, et celles des arts visuels volontiers inscrites dans le champ de l’imaginaire. Désireux « de rendre visible les portes de l’invisible », le premier pli des territoires sur lequel nous avons voulu nous arrêter est lié à l’histoire de l’île des antipodes située au large de la Nouvelle-Zélande.

En 1800, des morceaux de terre subantarctiques sont découverts par l’officier anglais Henry Waterhouse (1770-1812). Ces terres sont très vite désignées et cartographiées sous le nom d’îles des Antipodes, considérant le fait qu’elles seraient situées à l’opposé terrestre de l’Observatoire de Greenwich, à Londres.
En réalité, il est assez vite établi que leur position antipodique correspond non pas à Greenwich, mais à la Pointe de Barfleur, à l’extrémité nord-est du Cotentin. Soit à près de 200 kilomètres au sud-ouest du centre astronomique britannique qui donne son nom au méridien de référence de la mesure de la longitude terrestre.
La découverte de l’Archipel s’inscrit dans un contexte historique singulier durant lequel s’opère tour à tour la stabilisation des savoirs géographiques, l’achèvement de la connaissance des contours terrestres, et le comblement des « blancs de cartes » visant à étendre encore la domination de l’Homme sur la Terre.
A ce titre, la dénomination « Antipodes » est éclairante de la vision coloniale d’un monde à conquérir. De fait, cet archipel n’est pas nommé en relation avec sa situation géographique, encore moins au regard de ses composantes naturelles, historiques ou symboliques, mais uniquement comme expression de la souveraineté de l’empire britannique.

Deux siècles plus tard, dans un contexte où les effets de l’action humaine sur les écosystèmes sont devenus indéniables, la brèche ouverte par l’« erreur » de localisation de l’antipode des antipodes nous est apparue comme le terrain premier de la recherche qui est la nôtre : produire de nouveaux récits géographiques.
A vrai dire, l’observation de cette « anomalie » et les premières recherches produites nous ont amené à penser qu’il y avait là un fort potentiel imaginaire, et l’occasion d’une recherche en art que nous voulons entreprendre avec les outils de la description et du sensible.
L’expression de l’antipode est entendue à la fois de manière terrestre, métaphorique et performative. Terrestre, parce que nous entendons explorer le monde sous nos pieds. Métaphorique parce que c’est à l’antipode du sentiment d’un monde illimité à conquérir que nous situons cette recherche. Et performative parce que nous voulons rétablir un récit qui tiendrait dans un même mouvement l’ici et l’ailleurs, c’est-à-dire la possibilité de vagabonder à l’autre bout du monde sans pour autant nier le fait que nous sommes nécessairement de quelque part.
Ce travail prend la forme d’espaces de création visant à documenter à la fois l’exploration de l’Île des Antipodes elle-même, mais aussi l’Antipode des antipodes dont l’existence a été dissimulée par l’approximation de Waterhouse. Toutes les formes produites seront l’expression des incursions multiples que nous tenterons sur ces deux îles reliées entre elles par une ligne invisible passant par le noyau de la Terre.
Descriptions géographiques et archives fictives seront produites : relevés de terrain, cartographies diverses, expéditions maritimes, vidéos documentaires, entretiens avec les populations locales, etc. Bref, c’est à la mise en récit d’une utopie (au sens propre du terme ou-topos, « qui n’a pas de lieu ») que contribue ce travail. Le caractère utopique a ceci d’intéressant qu’il soustrait la possibilité même de coloniser, de dominer ou d’exploiter cette nouvelle île. Celle-ci serait pour nous la métaphore d’une autre vision du monde porteuse d’une conscience des lieux.

Conçu sur le mode du récit d’exploration, ce travail mêle des temps d’expédition, de documentation et de formalisation plastique. Contre-Terre accorde une place importante à l’expédition et à la cartographie en tant que support d’imaginaire. La démarche plastique que nous engageons est guidée par le truchement de la rencontre entre la géographie de l’île des Antipodes et l’île de l’Antipode des antipodes. Il en va d’une espèce de fascination : pouvoir fouler le point le plus lointain où il est possible d’aller depuis l’ici et maintenant.
Comment être à la fois des deux côtés du miroir ? Comment rendre compte des effets de correspondance entre ce qui se passe ici, et ce qui se passe là-bas ? Comment développer des représentations de la Terre qui, sans faire l’impasse sur sa rotondité, pourrait passer par son centre ? Comment donner à voir ce que pourrait être un antipode ? Comment donner à ressentir le monde que l’on a sous les pieds, mais qui n’existe pas encore ?
